Mort de Françoise Hardy, une icône populaire à jamais insaisissable

MUSIQUE Mort de Françoise Hardy, une icône populaire à jamais insaisissable La chanteuse s’est éteinte ce mardi 11 juin à l’âge de 80 ans, a annoncé son fils Thomas Dutronc. Égérie de la jeunesse yéyé dans les années 1960, elle aura poursuivi sa carrière à l’instinct, sans jamais faillir. Par Réservé aux abonnés Publié le 11 juin 2024 à 23h50 Mis à jour le 12 juin 2024 à 00h00 Le paquebot France traversait l’Atlantique, les appelés revenaient d’Algérie, Marilyn Monroe affichait encore son sourire bien vivant aux yeux du monde entier. C’était le temps de l’été, de l’amour, des copains, et des grandes vacances. Une Parisienne de 18 ans, qui avait troqué ses études d’allemand pour s’inscrire au Petit Conservatoire de Mireille, sortait un 45-tours. Quatre titres, comme il était de coutume alors, dont une ballade amoureuse écrite et composée par ses soins, beaucoup trop triste a priori pour plaire. Bientôt pourtant, l’émission d’Europe 1 Salut les copains croulerait sous le courrier d’auditeurs emballés. Puis à la rentrée, au soir du 28 octobre, la chanson serait diffusée à la télévision alors que le pays guette les résultats d’un vote historique, pour ou contre l’élection du chef de l’État au suffrage universel… Et dès le lendemain, elle rivaliserait avec les tubes de Johnny et de Richard Anthony au palmarès des ventes. Qui sait au juste à quoi tient le destin d’une chanson ? Parfois à la seule grâce qu’elle recèle, immanente et immédiate, au-delà des modes, des formats et des calculs. Telle fut Tous les garçons et les filles. Telle fut aussi Françoise Hardy. Ainsi donc la jeune femme venait-elle de faire son entrée dans la chanson française, y occupant d’emblée une place à part. À la fois populaire et décalée. À côté, au-dessus, ailleurs. Proche et insaisissable. Portée par la vague yéyé naissante, mais déjà détachée du lot, avec sa voix feutrée, sa diction distinguée et subtilement nonchalante. Son caractère mélancolique, empreint d’un romantisme classique, loin de Sheila et de Sylvie. Rien à faire, Françoise ne leur ressemble pas. Elle est élégante, elle est réservée. Elle est capable d’écrire et de composer elle-même, là où bien des chanteurs se contentent d’importer en France les hits venus d’ailleurs. Moins pulpeuse que ne le veulent les canons de l’époque, elle s’étonne qu’on la trouve si belle. Et peine à croire en un succès qu’elle n’a pas particulièrement cherché et qui, pourtant, ne cesse d’enfler. L’année suivante, il est immense. « Françoise Hardy, un phénomène social », titre un journal suisse. Des milliers de filles se coiffent comme elle. Roger Vadim lui offre un rôle dans l’adaptation cinématographique d’une pièce de Sagan, Un château en Suède. De grands magazines lui consacrent leur une (Paris Match mais aussi… Télérama, dès décembre 1963). Jagger, Bowie, Dylan : tous raides dingues Elle se produit à l’Olympia, et ne s’y brise pas. L’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, la Scandinavie s’y intéressent. Trois fois, entre 1964 et 1965, ses chansons figurent dans le top 40 britannique. Mike Jagger jure qu’elle est la femme idéale. David Bowie en est fou (« comme tous les hommes de la planète et pas mal de femmes aussi »). Brian Jones et tentent de la mettre dans leur lit. La jeune femme leur échappe. « Ils étaient amoureux de mon image, mais ils ne connaissaient pas mes chansons. » Comment fait-elle pour garder la tête froide ? Sous ses airs doux et son manque viscéral d’assurance, elle a un tempérament trempé, décidé — ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. C’est qu’en dépit des paillettes, des bravos, des photographes et des robes haute couture, elle n’a pas oublié d’où elle venait : d’un milieu modeste, élevée par une mère célibataire, dont elle est restée proche jusqu’à la mort, et qui a dû se démener pour l’élever, avec sa petite sœur, dans une France où les filles-mères n’étaient pas du goût de tout le monde. Père absent, marié ailleurs, quasi invisible. Dans un petit appartement du 9e arrondissement, Françoise a grandi solitaire, en écoutant Barbara, Brassens, Aznavour, Cora Vaucaire ; puis les vedettes anglo-saxonnes qui passaient à la radio, Eddie Cochran, Paul Anka, Brenda Lee, Cliff Richard, Elvis Presley… Lorsqu’à 16 ans, pour la féliciter d’avoir décroché le bac, son père daigne enfin lui offrir un cadeau, elle choisit une guitare. Le luxe. Elle ne perdra jamais de vue la valeur des choses. La maladie du trac Toute sa vie, Françoise Hardy aura suivi son instinct, nonobstant l’avis parfois contraire des autres. Et de l’instinct, elle en avait. En 1968, c’est elle qui décide, en dépit des réticences de sa maison de disques, de chanter le texte d’un jeune parolier, (auteur de Étonnez-moi Benoît), qui restera son ami. La même année, c’est elle, toujours, en plein succès, qui choisit de mettre un terme définitif à sa carrière sur scène, parce que les concerts lui causent trop de trac (« Lorsque j’étais petite déjà et qu’on m’interrogeait en classe, je ne supportais pas de sentir les regards braqués sur moi. Je perdais mes moyens »). Trois ans plus tard, elle enregistre un album entier avec une artiste brésilienne inconnue en France, Tuca, qui signe les mélodies et les arrangements : La Question se révèle trop sophistiqué pour être un succès ; il est désormais reconnu comme une pièce majeure de sa discographie, sans doute même la plus belle, en tout cas la plus audacieuse – et elle était de loin sa préférée. En 1973, elle co-écrit Message personnel avec Michel Berger, jeune musicien qui vient de produire le disque-album de Véronique Sanson. Françoise le trouve d’une modernité affolante (« toutes les autres chanteuses étaient larguées, moi y compris »). Là aussi, le temps lui a donné raison. Au fil de sa carrière, elle aura encore travaillé avec Benjamin Biolay, Julien Doré, Rodolphe Burger… toujours curieuse de talents à découvrir. En 1996, après six ans de silence discographique, c’est même à un inconnu complet, Alain Lubrano, qu’elle confie une bonne partie de la composition et des orchestrations du Danger, très rock. Avec le temps, de son propre aveu, les arrangements avaient mal vieilli (Françoise Hardy n’était pas rock). N’empêche que cet album-là allait signer son retour. La maladie d’amour Françoise Hardy, perpétuelle anxieuse qui aimait les chansons tristes à pleurer (« pas celles qui plombent, celles qui élèvent »), était sûre de ses amitiés et de ses affinités. Mettant toujours en avant l’importance des mélodies, élément moteur d’une chanson. Ne cachant pas son peu de goût pour l’esthétique de Bénabar ou de Vincent Delerm, à ses yeux trop centrés sur le texte. On la trouvait rude ? Elle était sincère, ne cherchant pas à plaire, se souciant peu de son image. La chanteuse, et la femme, assumait ce qu’elle pensait. D’ailleurs que pensait-elle ? Ces dernières années, ses déclarations anti-ISF l’avaient trop vite rangée, dans l’esprit de beaucoup, du côté des conservateurs cadenassés à leur compte en banque. Elle ne l’était pas. Ceux qui la suivaient de près, qui prenaient la peine d’échanger avec elle ou avaient lu quelques-uns des livres qu’elle se plaisait à écrire (par exemple son autobiographie, Le Désespoir des singes, éd. Robert Laffont, 2008, ou Avis non autorisés, éd. des Équateurs, 2015) savaient qu’elle était bien plus complexe que cela. Qu’elle fustigeait la rigidité morale du catholicisme. Qu’elle était en faveur de l’euthanasie (sa mère y avait recouru). Qu’elle admirait Michel Rocard et Hubert Védrine. Qu’elle citait volontiers un livre de José Bové. Et qu’elle tenait l’extrême droite en horreur absolue. Mais la grande affaire de sa vie, bien sûr, n’aura pas été la politique. Ni l’astrologie (même si elle s’y est formée très sérieusement dans les années 1970). Ni même sans doute la chanson. La grande histoire de sa vie aura été l’amour. Heureux. Malheureux. Douloureux. Obsédant. Elle n’aura rien fait d’autre que de le chanter, cet amour fou — comme elle avait intitulé son avant-dernier album, magnifique, et son unique roman (sortis l’un et l’autre en 2013, le disque chez Virgin, le livre chez Albin Michel). À travers ses mots se dessinait toujours en creux le portrait de Jacques Dutronc, rencontré en 1967. Si depuis longtemps ils ne vivaient plus ensemble, elle ne s’en était jamais vraiment détachée. « J’ai connu avec lui le meilleur. Et le pire. Ça crée un lien. » Le plus indéfectible étant leur fils, Thomas, qu’elle adorait plus que tout. Dans l’appartement parisien très lumineux, mais pas si grand, où elle vivait désormais seule, la seule évocation de Thomas parvenait encore à lui donner le sourire. La maladie de la mort Pour lui, elle avait écrit Tant de belles choses en 2004, chanson qui donnerait son nom à un album ; elle venait d’apprendre qu’elle souffrait d’un lymphome. Les années suivantes, elle n’aura pas caché sa fatigue, le corps qui se creuse et qui fait mal. Françoise Hardy, qui avait tant incarné la beauté, parlait sans ciller de la déchéance de la vieillesse ; des interminables traitements dont les effets secondaires lui empoisonnaient la vie. Au point qu’elle avait renoncé à chanter, ne se sentant plus l’énergie d’entrer en studio. La dernière fois, ce fut à l’hiver 2017, pour un ultime album porté par une très belle chanson, Le Large, composée mais aussi écrite par La Grande Sophie (là où, en général, elle signait ses textes elle-même). La chanson semblait annoncer l’adieu, apaisé. « Aucun requin, aucun air triste, Aucun regret, aucun séisme, Aucune langue de bois, Aucun chaos, aucun, […] quand je prendrai le large »… Dans le clip signé François Ozon, comme lors de ses rares apparitions publiques, Françoise Hardy restait d’une beauté troublante et sans doute ne le réalisait-elle pas, comme du temps de sa jeunesse. Elle n’avait pas tant changé. Elle était toujours drôle, simple, abrupte. Parfois blessante, toujours franche. Habitée par la peur constante de ne pas être à la hauteur. Il y a quelques années, après la publication dans Télérama d’un article sur , elle avait écrit au journal. Juste pour remercier. Elle se disait convaincue de ne pas mériter tant d’éloges. Là-dessus, elle avait tort.

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